Exploration de la censure dans le jeu vidéo : le cas controversé de Horses et la question de la liberté artistique

Titre original : Ce jeu banni terrifie les plateformes : jusqu'où peut aller le jeu vidéo ?

Alors que le cinéma d’horreur peut montrer les pires atrocités sans trop de restrictions, certains jeux vidéo se voient systématiquement refusés par les plateformes de distribution. Horses, jeu indépendant explorant la complicité face aux abus de pouvoir, a été banni de Steam et d’Epic Games Store, soulevant la question : le jeu vidéo est-il plus vulnérable à la censure que le cinéma, et jusqu’où peut-on pousser l’horreur interactive ?

« Le jeu d’horreur est-il soumis à des censures injustes que d’autres médias, comme le cinéma, n’ont pas à subir ? » Une question que j’estime légitime, tandis qu’un onglet de mon navigateur affiche une page Fnac proposant l'achat du DVD The Human Centipede, et qu’un autre relate le dernier épisode de censure de Steam visant le jeu Horses, accusé de ne pas respecter sa charte. Le premier est un film d’horreur néerlandais mettant en scène des actes de mutilation et de déshumanisation extrêmes, dont son tristement célèbre mille-pattes humain. Le second est un jeu vidéo représentant des hommes nus affublés de masques de chevaux, réduits en esclavage et soumis à diverses formes de violence sexuelle et psychologique. L’un, aussi mauvais que culte, est disponible sans difficulté sur des plateformes grand public comme Netflix ou Prime Video (selon les territoires). L’autre voit successivement se fermer toutes les portes des boutiques en ligne, comme si le médium vidéoludique devait payer, seul, le prix d’une morale fluctuante.

Ce jeu banni terrifie les plateformes : jusqu'où peut aller le jeu vidéo ?

La saga Horses : deux ans de refus et d’opacité

Peut-être avez-vous manqué cet ultime chapitre de la folle saga des bannissements si vous n’êtes ni amateur de jeux d’horreur, ni adepte de la scène indépendante. L’histoire de Horses, développé par le studio italien Santa Ragione, remonte à 2023 lorsque Steam l’a rejeté de manière préventive durant un banale processus de révision. Valve indique simplement ne pas pouvoir légalement distribuer le jeu, sans fournir d’explications sur le contenu problématique. Deux ans après ce premier refus, d’autres interdictions tombent : l’Epic Games Store refuse de le distribuer la veille de sa sortie, puis Humble le bannit temporairement après son lancement. La sentence est lourde pour Santa Ragione, qui rappelle que ne pas sortir sur Steam, c’est être privé de « 75 % du public PC ».

Ce n’est qu’en juin de cette année que le studio obtient des éléments de réponse via un mail automatique. Valve y explique que Horses contient « des thèmes, des images, des descriptions » que la plateforme ne distribue pas, notamment une scène sexuelle « impliquant un mineur », accusation que le studio réfute. L'entreprise précise que ce type de représentation est systématiquement refusé, même de manière « subtile ». Dix-huit mois plus tard, malgré des demandes répétées, Santa Ragione n’a toujours pas reçu d’explications claires. Le studio a toutefois sa théorie : une scène en développement lors de la révision, où une jeune femme montait sur les épaules d’un homme-cheval adulte et nu. Le contenu n'est “pas pornographique” et n'a “jamais été conçu pour exciter” assure le directeur. Le personnage a depuis été remplacé par une femme d’une vingtaine d’années. Rien n’y fait, Horses ne passe pas la douane : pour le Santa Ragione, « la fermeture est l’issue la plus probable »

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Un jeu sur l’oppression, la complicité et la déshumanisation

Que se passe-t-il concrètement dans Horses ? les joueurs incarnent Anselmo, un jeune homme envoyé par ses parents pour travailler quelques semaines dans une ferme où les « chevaux » sont en réalité des humains masqués et réduits en esclavage. Le jeu est structuré en journées de corvées. Le matin, il faut nourrir le chien, nettoyer l’enclos des “chevaux”, récolter des carottes. Ces tâches banales sont parsemées de demandes insensées : asperger d’eau une lignée d’esclaves nus pour les laver, castrer l’un d’entre eux avec des ciseaux, et d’autres actes tout à fait abjects, parfois sous les yeux de visiteurs complices : un prêtre, un vétérinaire perverti, un père et sa fille. Le jeu explore en réalité la psychologie de ceux qui perpétuent l’oppression, confrontant le joueur à des choix impossibles, sans possibilité de libre arbitre.

Se voulant l'adaptation soft de Salò ou les 120 Journées de Sodome (film extrêmement controversé de Pasolini où quatre aristocrates kidnappent des adolescents pour les soumettre à des humiliations), le jeu comporte effectivement des scènes difficiles, et s’adresse à un public averti. Santa Ragione affiche d’ailleurs un long avertissement de contenu avant le début de l’expérience : images gore, abus psychologiques, abus sexuels, et suicide sont au programme. Mais pour le studio, son interdiction relève moins d’une protection du public que d’une forme de censure moraliste. L’œuvre cherche avant tout à interroger la complicité face aux abus de pouvoir, en plaçant le joueur dans une position inconfortable et contrainte.

Martyr (2008)

Ce jeu banni terrifie les plateformes : jusqu'où peut aller le jeu vidéo ?

Rien de nouveau sous le soleil pour les amateurs de cinéma d’horreur qui connaissent bien ce genre de thématiques. Dans le film danois Speak no Evil, on suit une famille qui, après avoir sympathisé avec un couple rencontré en vacances, accepte une invitation à passer un week-end chez eux. Mais une fois sur place, l’ambiance devient de plus en plus étrange, rythmée par des comportements déplacés et des situations humiliantes… mais par peur de paraître impolis, les invités subissent les sévices. Ce qui commence comme un malaise social se transforme progressivement en cauchemar psychologique, puis en horreur pure. Le spectacle est encore plus rude dans Martyrs, film français culte dans lequel une secte torture des femmes, persuadée que la douleur extrême révèle des vérités mystiques. Torture, hallucinations, violence psychologique : le film plonge le spectateur dans un malaise assourdissant et le force à voir l'insoutenable. Quant au thème de l’inceste - que Steam accuse Horses d’illustrer, à tort, selon Santa Ragione - il est déjà central dans bon nombre de films très accessibles : Canine de Yorgos Lanthimos, Miss Violence, ou encore le très bon The Strange Thing About the Johnsons, court-métrage d’Ari Aster, maître proclamé de l’elevated horror, un genre de l'épouvante jugé noble.

Le cinéma aurait-il droit à un traitement de faveur ?

Ce qui change la donne avec le jeu vidéo, c’est l’interactivité. Le joueur est placé au cœur de l’atrocité et devient l’auteur d’actes difficiles, soulevant des questions éthiques que le cinéma, même le plus choquant, n’impose pas de la même manière. L’affaire Horses fait écho à Martha is Dead, jeu récent du studio italien LKA. On y incarne Giulia, fille d’un officier nazi, qui découvre le cadavre de sa sœur jumelle. Dès l’ouverture, un avertissement annonce des séquences rudes : démembrements, défiguration de cadavre, automutilation. Le joueur réalise lui-même ces actes atroces. Cette brutalité a relancé le débat sur la censure lorsqu’en février 2022, les développeurs ont annoncé que la version PlayStation serait tronquée de ses séquences les plus choquantes.

Martha is Dead

Ce jeu banni terrifie les plateformes : jusqu'où peut aller le jeu vidéo ?

Pas besoin d'être agréable ou divertissant pour constituer une œuvre à part entière. L’inconfort est souvent recherché par les créateurs pour susciter une réflexion. Comme dans le jeu de guerre Spec Ops: The Line (2012), par exemple. Le joueur, après avoir utilisé du phosphore blanc sur un bâtiment, découvre que ce dernier était rempli de civils. Il doit alors marcher parmi les corps, constatant les dégâts causés par sa main, à travers un personnage qui sombre lentement dans la folie. Le jeu a popularisé l’idée d’« expérience négative positive » : une expérience éprouvante, mais enrichissante. Et à ce propos, son concepteur Richard Pearsey disait : « Spec Ops est un jeu d’horreur à bien des égards. (...) La chose la plus terrifiante au monde est ce que nous nous faisons les uns aux autres. »

On dit que pour être acceptable, l'horreur dépeinte doit seulement être cohérente avec l’univers du jeu. Si elle sort de nulle part, elle peut faire tiquer. Exemple emblématique : la mission « No Russian » de Call of Duty: Modern Warfare 2. Le joueur participe - optionnellement - à un massacre dans un aéroport. La scène déclenche un tollé mondial : supprimée en Russie, modifiée au Japon et en Allemagne. Autre cas notable : la scène de torture de GTA V, critiquée par des ONG comme Freedom from Torture. Les joueurs sont naturellement moins tolérants à la violence lorsqu’elle est trop réaliste, ou trop isolée. Contrairement au cinéma, le jeu vidéo ne se contente pas de montrer l’horreur : il l’instrumentalise, y impliquant activement le spectateur. C’est précisément cette spécificité qui, pour certains, justifie une vigilance accrue, voire une censure disproportionnée. Mais l’interactivité comporte aussi une « rhétorique processuelle » : elle pousse le joueur à exprimer des valeurs. La chercheuse Maude Bonenfant souligne que ce dernier est capable d'adhérer ou de résister au discours d’un jeu en citant Hatred, où l’on incarne un tueur nihiliste : le joueur peut librement juger l’éthique de ses propres actions. Censurer ces œuvres, c’est refuser au jeu vidéo la même liberté artistique que celle accordée aux autres médiums, et c'est un problème. Ironiquement, Horses est actuellement le jeu le plus populaire de la plateforme GOG, l'une de ses seules terres d'accueil. Et sans son bannissement des autres territoires, nul doute qu'il n'aurait jamais rencontré une telle popularité...