L'incroyable histoire de Tetris : De la création soviétique à la bataille des droits d'auteur dans le monde capitaliste

Titre original : Qui a volé Tetris ?

Pouvait-on penser que la Guerre Froide et Nintendo aient un lien dans notre histoire ? Le JV LEGENDS de cette semaine se concentre sur la folle histoire de Tetris. Entre conflits mondiaux, négociations tumultueuses et la sortie de la Game Boy, voici l’un des périples les plus légendaire du jeu vidéo.

Une naissance modeste dans l’ombre soviétique

Certains jeux traversent les âges sans perdre leur éclat, et Tetris est de ceux-là. Aucun scénario à rebondissements, pas de héros charismatique ni d’ennemis redoutables. Juste une mécanique limpide, presque hypnotique. Et cette fameuse mélodie aux accents russes, que beaucoup fredonnent encore inconsciemment. Mais d’où vient cette ambiance soviétique dans un titre devenu culte au Japon ? L’origine du phénomène est bien plus complexe et fascinante qu’il n’y paraît, ancrée en pleine Guerre froide.

À l’origine de cette pépite vidéoludique, Alekseï Pajitnov, programmeur à Moscou, passionné de mathématiques et de jeux de réflexion. Dans les années 80, il officie au sein d’un institut scientifique. Solitaire mais animé par une envie constante de divertir, il profite de ses moments de répit pour concevoir des casse-têtes, malgré le matériel spartiate à disposition. Son ordinateur, l’Elektronika 60, n’a même pas de graphismes à proprement parler — uniquement du texte. Mais cela ne freine en rien l’imagination du jeune soviétique.

L’illumination survient en 1984, lorsqu’il découvre le Pentamino, un jeu consistant à placer des formes géométriques sur un plateau. Il imagine alors un concept : des briques tomberaient du haut de l’écran, et il faudrait les empiler harmonieusement. Mais cinq blocs, c’est trop encombrant à ses yeux. Il réduit à quatre, inventant ainsi les tetraminos. Le nom du jeu, lui, résulte d’un mélange entre "tetramino" et "tennis", son sport favori. Tetris est né.

Une contagion moscovite fulgurante

Créer l’idée, c’est bien, encore faut-il la coder. Malgré les limites techniques et les risques liés à l’absence de validation hiérarchique, Pajitnov persévère. La première version est rudimentaire : pas de scores, ni de niveaux. Pourtant, l’addiction est immédiate. Il montre le jeu à ses collègues qui, eux aussi, deviennent accros. Très vite, Tetris circule sur disquettes de bureau en bureau, au point de devenir omniprésent dans les administrations.

Pour étendre son projet, Pajitnov sollicite Vadim Guerassimov, un adolescent surdoué en informatique. Ce dernier transpose Tetris sur IBM PC, ce qui permet non seulement de dépasser les limites de l’Elektronika 60, mais d’introduire les couleurs et un système de score. L’expérience devient compétitive, et le jeu gagne en convivialité. Pajitnov commence à mesurer l’ampleur du phénomène qu’il a déclenché.

Un génie, des frontières et un monde de capitalistes

Tetris cartonne en URSS, mais exporter un jeu soviétique dans un monde capitaliste est une autre paire de manches. En Union soviétique, les créations des individus appartiennent à l’État. Pas question pour Pajitnov de détenir les droits de son propre jeu. Et à l’époque, les échanges entre l’Est et l’Ouest sont extrêmement surveillés. Le premier à flairer le potentiel international du jeu est un supérieur de Pajitnov, Victor Brjabrin. Grâce à ses contacts, une version de Tetris atterrit dans un studio hongrois, Novotrade, où elle est aussitôt copiée et distribuée en Hongrie, puis en Pologne.

Qui a volé Tetris ?Qui a volé Tetris ?Qui a volé Tetris ?

C’est là qu’intervient Robert Stein, patron britannique de la société Andromeda Software. De passage chez Novotrade en 1986, il tombe sur Tetris, qu’il trouve immédiatement génial. Il contacte Pajitnov et Brjabrin par fax pour acheter les droits. Ce qu’il ignore, c’est qu’il ne négocie pas avec les vrais propriétaires. Convaincu que les deux hommes sont légitimes, Stein prend leur réponse comme un accord implicite. Et sans attendre une signature formelle, il commence à vendre les droits du jeu à plusieurs éditeurs à l’Ouest. Une bourde qui aura de lourdes conséquences.

Le raz-de-marée occidental... sans son créateur

Premier coup d’éclat : Stein vend la licence à Mirrorsoft, éditeur britannique de premier plan, dont la branche américaine est Spectrum Holobyte. Tetris débarque alors officiellement en Europe fin 1987 et aux États-Unis début 1988. Le succès est instantané. Des centaines de milliers de copies s’écoulent. Une performance impressionnante pour un jeu sans fioritures, venu d’un pays fermé à l’économie de marché. Mais tandis que les dollars affluent, Pajitnov ne touche rien. Il ne possède pas les droits, et le fameux contrat de Stein est finalement signé en mai 1988 non par lui, mais par l’Académie des Sciences de Moscou, qui détient les droits officiels. Stein pense avoir sécurisé toutes les plateformes, mais le texte n’inclut que les versions PC et compatibles, pas les consoles. Cette omission va provoquer un immense chaos juridique.

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Nintendo entre dans l’arène

Pendant ce temps, Spectrum Holobyte vend les droits au Japon, où un certain Henk Rogers, patron d’un éditeur tokyoïte, tombe amoureux de Tetris. Voyant le potentiel énorme du jeu, il se tourne vers son allié de toujours : Nintendo. La firme japonaise est alors en train de développer sa console portable révolutionnaire, la Game Boy. Tetris, avec ses mécaniques simples et son universalité, apparaît comme le candidat idéal pour l’accompagner. Rogers se met alors en quête d’obtenir les droits consoles, qu’il n’a pas encore. Problème : Mirrorsoft a déjà promis ces mêmes droits à Atari. Rogers doit donc négocier avec tous les acteurs pour tenter de clarifier la situation. Il parvient à décrocher l’accord pour la version NES, mais pour aller plus loin, il faut retourner en URSS, là où tout a commencé.

L'ultime affrontement : URSS vs capitalistes

En février 1989, toutes les parties prenantes se retrouvent à Moscou. L’objectif : déterminer qui détient réellement quoi. Autour de la table, on retrouve ELORG, l’agence soviétique chargée de superviser les exportations technologiques. Face à elle : Mirrorsoft, Atari, Nintendo et Rogers. Lors de cette rencontre, Rogers expose son projet : il présente une cartouche Tetris japonaise à ses interlocuteurs. C’est une révélation pour les Soviétiques qui, jusqu’ici, n’avaient jamais vu de console. Ils découvrent que leur jeu est déjà utilisé sur des supports non autorisés.

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En examinant les documents précédents, ELORG réalise que les licences délivrées étaient incomplètes. Le fax de Stein n’était qu’un point de départ, pas un accord contractuel en bonne et due forme. Pour trancher le litige, les Soviétiques optent pour une séparation nette des droits :

  • Stein conserve les droits PC
  • Atari obtient les versions arcade
  • Nintendo récupère les droits console

C’est la douche froide pour Atari et Mirrorsoft, qui engagent des poursuites judiciaires contre Nintendo. Mais ils perdent. La console de Nintendo, la Game Boy, sortira donc avec Tetris comme jeu phare. Et le succès est fulgurant.

L’injustice réparée... douze ans plus tard

Au milieu de ces affrontements commerciaux, le génial inventeur du jeu reste à l’écart. Pajitnov ne perçoit toujours aucun revenu de l’exploitation de son œuvre. Il assiste, impuissant, à l’ascension mondiale de son jeu, tout en restant dans l’ombre. Mais la situation évolue en 1996, soit douze ans après la création du jeu. Pajitnov, désormais proche de Henk Rogers, fonde avec lui The Tetris Company, une entité destinée à gérer les droits du jeu sur toutes les plateformes, ainsi que ses nombreux produits dérivés. C’est également à cette époque qu’il récupère, enfin, ses droits d’auteur, grâce à un transfert officiel d’ELORG. Pajitnov devient co-propriétaire de la marque Tetris, et perçoit désormais une part sur chaque version commercialisée. Une juste reconnaissance, après des années de frustration.