Le monde du cinéma est parsemé de productions ambitieuses, de visions artistiques confrontées aux réalités commerciales. Parmi elles, le parcours chaotique de ce film de science-fiction se distingue particulièrement par l’écart monumental entre la durée souhaitée par son auteur et celle finalement proposée au grand public. Alors que la version la plus longue de cette œuvre épique s’étalait sur 12 heures, sa sortie initiale en salles a vu cette dernière considérablement réduite. Ce remaniement drastique a durablement marqué la perception de ce projet hors normes, même après qu’une version de près de 5 heures ait vu le jour.
Une odyssée futuriste aux confins de la conscience
Jusqu'au bout du monde réalisé par Wim Wenders nous plonge en 1999, à l'aube d'un nouveau millénaire où une menace plane sur la Terre sous la forme d'un satellite atomique hors de contrôle. Dans ce contexte d'incertitude globale, l'existence de Claire Tourneur est bouleversée par un accident de voiture qui la mène à rencontrer Sam Farber, un homme mystérieux pourchassé à travers le monde. Claire se lance alors dans une poursuite qui l'entraîne aux quatre coins du globe, rejointe par l'écrivain Eugène Fitzpatrick qui documente leur périple. Le cœur de l'histoire réside dans un appareil révolutionnaire inventé par le père de Sam, capable d'enregistrer les expériences visuelles et, plus fascinant encore, de rendre les rêves visibles. Cette technologie ouvre la porte à des explorations inédites de la conscience humaine, mais aussi à de potentiels dangers, notamment l'addiction.
La mise en oeuvre de ce projet s'est avérée être une véritable prouesse logistique et artistique. Wim Wenders a mis quatorze ans et vingt-trois millions de dollars pour concrétiser sa vision, filmant dans quinze villes réparties sur sept pays et quatre continents. La distribution réunit des noms connus tels que William Hurt dans le rôle de Sam Farber, Solveig Dommartin interprétant Claire Tourneur, Sam Neill dans celui d'Eugène Fitzpatrick, ainsi que Max von Sydow et Jeanne Moreau. L'ambition du film était telle que le premier montage grossier atteignait une durée de 20 heures. Wenders souhaitait inclure des scènes en Afrique, notamment au Congo, mais les contraintes financières l'en ont empêché, le forçant à se contenter des continents couverts dans la version finale. Certaines scènes, comme celles se déroulant en Chine, ont même dû être filmées clandestinement par Solveig Dommartin et un cadreur.

La redécouverte d'une vision "intégrale"
Lors de sa sortie initiale en salles, Jusqu'au bout du monde a rencontré des difficultés considérables. La version tronquée proposée aux États-Unis, ne durant que 158 minutes, et celle de 179 minutes en Europe, ont été mal accueillies, constituant à la fois un échec critique et commercial. Les critiques initiales de ces versions raccourcies furent peu enthousiastes. Roger Ebert, par exemple, a estimé qu'elle manquait d'une "urgence narrative" et donnait l'impression d'avoir été "photographié avant d'être écrit, et monté avant d'être achevé". Face à cette réception mitigée et son propre mécontentement vis-à-vis des coupes imposées par les studios, Wenders a entrepris de restaurer son œuvre dans sa longueur originale. La version du réalisateur, s'étendant sur 4 heures et 47 minutes, a ainsi été remontée au fil des années.
Cette version intégrale, initialement envisagée comme une mini-série en trois parties, réintègre des scènes qui enrichissent le développement des personnages, notamment la relation entre Claire et Sam, et approfondissent le récit. Si la version courte a pu dérouter une partie du public, certains spectateurs de la version longue l'ont trouvée fascinante et transportante au point de la qualifier de "chef-d'œuvre de la science-fiction". En 2014, une restauration numérique 4K de la version de 287 minutes a été commandée sous la supervision de Wim Wenders et de son épouse Donata, permettant une sortie en support physique. Cette résurrection a permis de (re)découvrir l'ambition et la profondeur de l'œuvre originale, loin des contraintes imposées par les impératifs commerciaux de l'époque.