Epic Games tente d’innover en introduisant un Dark Vador conversationnel animé par IA dans Fortnite, mais l’expérience vire rapidement au scandale…
Ce qui devait arriver arriva, et ça risque de ne pas être la dernière fois. Il y a maintenant quelques jours, l'éditeur Epic Games intégrait à sa poule aux œufs d'or, Fortnite, le personnage de Dark Vador. Jusqu'ici, rien d'inhabituel : le Battle Royale en free-to-play est une vitrine continue de collaborations prolifiques entre le géant du jeu vidéo et les icônes de la pop culture. Travis Scott, Sabrina Carpenter et Eminem ont déjà enflammé la scène virtuelle du jeu avec des concerts simulés devant des millions de joueurs, tandis que des skins de personnages issus des univers Marvel et Disney rejoignent fréquemment les rangs des combattants, au rythme des nouvelles sorties cinématographiques. Mais cette fois, un hic accompagne la venue de l'antagoniste casqué : le grand méchant de la saga Star Wars est propulsé par IA. Concrètement, il utilise une version numériquement recréée de la voix iconique de James Earl Jones, l'acteur décédé qui a doublé le personnage dans les films. Et, bien que cette intégration soulève des questions éthiques dans l'opinion publique, elle a été réalisée en étroite consultation avec la succession de James Earl Jones, Disney et Lucasfilm, qui ont tous donné leur accord. Tout est donc fait dans les règles de l'art.
Le Dark Vador de Fortnite fonctionne comme une IA conversationnelle : les joueurs peuvent lui parler via chat vocal, et il répond en temps réel, grâce au modèle Gemini de Google et à ElevenLabs pour la synthèse vocale. Et à ce stade déjà, il est difficile d'imaginer comment Epic Games n'a pu anticiper les conséquences naturelles de cette initiative, qui a finalement entraîné une double controverse. Car comme à chaque fois que des utilisateurs ont un outil d'IA entre les mains, ils s'empressent d'en tester les limites. Malgré les filtres et garde-fous mis en place pour prévenir les interactions inappropriées, les joueurs ont tout de même réussi à faire dire à l'IA des grossièretés, des phrases vulgaires ou d'autres propos déplacés, soulevant de sérieuses questions éthiques. Epic a depuis réagi en déployant des correctifs rapides, mais l'épisode a déjà mis en évidence les risques pour la "sécurité de la marque" associés au déploiement de l'IA générative sur une plateforme grand public comme Fortnite, notamment auprès d'un jeune public.
Darth Vader AI already accidentally swore & called Loserfruit a "Thug".. they'll hotfix this asap 😭😭pic.twitter.com/deDlqZOXpv
— HYPEX (@HYPEX) May 16, 2025
ll n'en fallait pas plus pour que le SAG-AFTRA, le syndicat des acteurs de voix et de motion capture aux États-Unis, exprime son mécontentement. Il a déposé une plainte pour pratique déloyale auprès du National Labor Relations Board (NLRB) contre Llama Productions, une filiale d'Epic Games. L'accusation centrale ? Epic Games aurait modifié unilatéralement les conditions d'emploi sans en informer le syndicat ni lui donner la possibilité de négocier. Le SAG-AFTRA argue que l'utilisation de voix générées par IA dans ce contexte remplace le travail d'acteurs humains, y compris ceux qui, par le passé, avaient reproduit le rythme et le ton iconiques de Dark Vador dans les jeux vidéo. Le syndicat a également insisté sur le fait que, même si Epic respecte le droit des ayants droit à contrôler l'utilisation de leurs répliques numériques, il doit protéger le droit des acteurs à négocier les conditions d'utilisation de l'IA lorsque celle-ci se substitue à leur travail. Pour le SAG-AFTRA, cette situation est un exemple flagrant de ce contre quoi il mettait en garde, établissant un "précédent dangereux".
« Nous célébrons le droit de nos membres et de leurs successions à contrôler l’utilisation de leurs répliques numériques et saluons l’utilisation des nouvelles technologies pour permettre aux nouvelles générations de partager la jouissance de ces héritages et de ces rôles renommés. Cependant, nous devons protéger notre droit de négocier les conditions d’utilisation de la voix qui remplacent le travail de nos membres, y compris ceux qui ont précédemment fait le travail de reproduire le rythme et le ton emblématiques de Dark Vador dans les jeux vidéo. »

L'IA vocale dans le jeu vidéo : une guerre des voix ?
Il est clair que l'arrivée de l'IA vocale dans le jeu vidéo a déclenché bien plus qu'une simple discussion technologique. Elle a engendré un conflit majeur, qui résonne au cœur des professions créatives et soulève des interrogations fondamentales sur la valeur du travail humain, la propriété intellectuelle et l'avenir d'une industrie en pleine mutation. De plus en plus ouvertement, la technologie vocale basée sur l'IA s'impose massivement dans l'industrie du jeu vidéo, tout comme elle commence, de manière plus insidieuse, à pénétrer le monde de l'animation (rappelons-nous l'épisode controversé de Mon Petit Poney). Pour les professionnels du doublage, il s'agit d'une menace existentielle si grave que le SAG-AFTRA mène une grève très active depuis des mois contre les principales sociétés de jeux vidéo. Au cœur de ce désaccord : les protections contre l'utilisation abusive de l'IA et l'utilisation non consentie des voix d'acteurs.
La principale crainte est bien sûr que les développeurs privilégient l'IA générative à l'embauche d'acteurs, utilisant potentiellement des voix échantillonnées à partir de bases de données, sans compensation ni consentement adéquats. Jennifer Hale, célèbre voix de Samus Aran (Metroid Prime) et Bastila Shan (Star Wars: Knights of the Old Republic), a souligné dans Eurogamer que les acteurs doivent avoir la "propriété de leurs propres voix" et le droit de contrôler quand et comment leur voix est utilisée, qualifiant le prélèvement non autorisé de "vol". À cet égard, les acteurs vocaux français d'Apex Legends ont notablement refusé de signer des contrats autorisant l'entraînement d'IA avec leurs voix, considérant que cela reviendrait à "soutenir l'IA" qui les "remplacera demain". L'utilisation de voix d'acteurs décédés via l'IA, quant à elle, soulève des questions éthiques d'autant plus profondes, certains fans, désemparés, allant jusqu'à parler de nécromancie numérique.
Où en est l'IA vocale dans l'industrie du jeu vidéo ?
Malgré ces tensions, l'IA vocale déploie des applications concrètes et variées dans le développement et l'exploitation des jeux. Des studios comme Embark, créateur de The Finals, l'emploient pour certains commentaires, ou pour simuler des aboiements. Carl Strandberg et Andreas Almström, concepteurs audio du jeu, justifient ce choix par une raison simple :
«La raison pour laquelle nous avons choisi cette voie est que l'IA de synthèse vocale est désormais extrêmement puissante. Elle nous permet d'aller assez loin en termes de qualité et d'être extrêmement réactifs aux nouvelles idées... si un concepteur de jeu a une nouvelle idée pour un mode de jeu, nous pouvons avoir une voix off qui la représente en quelques heures seulement, au lieu de plusieurs mois.

Ailleurs, le studio Obsidian utilise l'IA pour générer de l'"audio temporaire" pendant la phase de développement. Cette technique pratique permet aux scénaristes et développeurs d'entendre les dialogues pour évaluer l'émotion, le rythme et le ton, bien plus efficacement qu'une simple lecture textuelle. Sur une note plus positive encore, l'IA est également un outil efficace dans la lutte contre la toxicité, notamment dans le chat vocal des jeux multijoueurs en ligne. Activision s'est par exemple associé à Modulate.ai pour déployer ToxMod dans les jeux Call of Duty. Cette IA analyse les nuances vocales et les schémas de parole pour identifier les comportements toxiques, signalant ensuite les cas potentiels à des modérateurs humains pour examen et sanction. Enfin, l'IA vocale donne aussi vie à des personnages qui sont eux-mêmes des intelligences artificielles au sein du jeu. Dans ce cas, les développeurs de Paradox Development Studio ont assuré que les outils de génération de voix garantissent aux acteurs ayant fourni leurs voix comme échantillons d'entraînement de recevoir des redevances pour chaque ligne générée.
Les motivations derrière l'adoption de l'IA vocale sont multiples, mais le moteur clé est indubitablement le potentiel de réduction des coûts de production et l'augmentation de l'efficacité et de la rapidité du développement. Il est difficile de résister à la tentation de générer des dialogues en quelques clics grâce à l'IA, évitant ainsi de longues sessions d'enregistrement traditionnelles lorsque le temps et les ressources manquent cruellement. Cependant, dans l'opinion publique, cet usage controversé est souvent perçu comme une pente glissante, pouvant mener à la normalisation de la technologie et à l'éviction progressive des acteurs humains. En somme, l'IA vocale est à la fois un outil puissant pour accélérer et enrichir le développement, et un catalyseur de tensions sociales et éthiques. Et puis, l'argument de la compétitivité internationale pèse : les développeurs qui n'adoptent pas l'IA risquent-ils d'être désavantagés face à ceux qui l'utiliseront pour produire du contenu à un rythme effréné ? Malgré ces craintes, Jennifer Hale croit en une coexistence possible où l'IA serait un outil d'augmentation de la production, offrant de nouvelles opportunités aux acteurs, à condition que les bénéfices soient partagés et que le consentement soit respecté. Elle suggère que si certains studios opteront pour l'IA par économie, l'utilisation d'acteurs humains deviendra rapidement un gage de prestige et de qualité, un indicateur que le jeu est une œuvre d'art créée par des humains transmettant une émotion qu'une machine ne peut dupliquer.