Christopher Nolan, figure imminente du cinéma contemporain, est également un cinéphile passionné doté d’un profond respect pour l’histoire du 7e Art. Lorsqu’un réalisateur de sa stature, dont les œuvres se distinguent souvent par leur complexité narrative et leur exploration de la psychologie humaine, met en lumière un film méconnu du grand public, l’attention est de mise.
C'est le cas d'une œuvre monumentale et tragique du cinéma muet vieille d'un siècle : "Les Rapaces" (titre original : Greed) réalisée par l'Austro-Américain Erich von Stroheim en 1924. Christopher Nolan a publiquement qualifié ce drame psychologique d'"oeuvre perdue d'un génie absolu". Bien que sa version intégrale d'origine ait disparu, sa version la plus complète bénéficie d'un score remarquable de 96% sur Rotten Tomatoes. L'histoire de ce film, aussi fascinante que déchirante, résonne particulièrement avec les préoccupations artistiques et les combats de C. Nolan.
Christopher Nolan : un fervent défenseur du patrimoine cinématographique
Le parcours de Christopher Nolan est jalonné de succès critiques et commerciaux, bâtis sur une approche ambitieuse et souvent non conventionnelle de la narration. Ses films explorent des thèmes universels tels que l'obsession, la fragilité psychologique, la mémoire et la construction de la réalité, des sujets qui trouvent un écho surprenant avec le drame dépeint dans Greed. Au-delà de ses propres créations, C. Nolan est un fervent défenseur de la préservation du patrimoine cinématographique, conscient de l'importance de sauvegarder les œuvres qui ont façonné le médium. Son respect pour l'histoire du cinéma et sa propre expérience des tensions créatives avec les studios (notamment son départ de Warner Bros.) le rendent particulièrement sensible au destin d'artistes visionnaires tels qu'Erich von Stroheim. Pour Nolan, Greed n'est pas seulement un chef-d'œuvre artistique, c'est aussi un "conte édifiant", un récit sur la manière dont l'ambition créatrice peut être brutalement compromise par les contraintes de l'industrie.

Les Rapaces : le destin tragique d'un chef-d'œuvre mutilé
Les Rapaces est une adaptation du roman McTeague de Frank Norris, un texte fondamental du naturalisme américain qui dissèque la descente de personnages ordinaires, mus par leurs instincts les plus bas, vers la destruction. Erich von Stroheim a entrepris cette adaptation avec la volonté de reproduire le "naturalisme brutal" du roman sur pellicule, planifiant de filmer l'histoire "page par page". Ce projet colossal a impliqué un tournage en décors réels, une pratique rare à l'époque, notamment dans les rues de San Francisco et, de manière éprouvante, dans la Vallée de la Mort pour le dénouement. Les conditions extrêmes du désert, avec des températures atteignant 51°C, mirent à rude épreuve l'équipe et les acteurs, causant des maladies et même un décès.
Le résultat de ce tournage ambitieux fut un premier montage impressionnant de 42 bobines, d'une durée avoisinant les huit heures. Cependant, cette version intégrale fut jugée excessivement longue par la nouvelle direction de Metro-Goldwyn-Mayer, née de la fusion qui avait absorbé Goldwyn Pictures. Le studio a retiré le film des mains de von Stroheim et a confié le montage à d'autres, qui l'ont réduit drastiquement. Après plusieurs coupes intermédiaires, la version finalement distribuée ne comptait que 10 bobines, soit environ deux heures et huit minutes. Erich von Stroheim a désavoué catégoriquement ce montage imposé, considérant son œuvre "massacrée" par le studio. La version écourtée fut un échec commercial et a reçu un accueil critique mitigé, bien que certains reconnaissent déjà la puissance de la mise en scène et la force des interprétations. Le sort de Greed, dont la version originale est considérée comme le "saint graal" des cinéphiles et archivistes, a contribué à forger sa légende. Son existence fragmentée a amplifié l'aura de ce qui subsiste.
En 1999, une initiative de Turner Entertainment a permis de reconstituer une version plus longue du film. En s'appuyant sur le matériel filmique existant, le montage de von Stroheim et plus de 650 photographies de production, une version de quatre heures a été assemblée. Bien que toujours incomplète et nécessitant l'utilisation d'images fixes pour combler les vides, cette reconstruction offre un aperçu bien plus fidèle de l'oeuvre imaginée par von Stroheim. C'est cette version qui a obtenu le score de 96% sur Rotten Tomatoes, un témoignage de sa qualité intrinsèque même privée de sa forme initiale. Comme l'a tristement souligné Christopher Nolan : "Quelle tragédie qu'il n'existe pas. Mais peut-être qu'un jour, quelqu'un le trouvera. Ces choses-là arrivent." Affaire à suivre.