Nintendo a connu deux Noëls désastreux au début des années 90, manquant des lancements cruciaux de consoles et ouvrant la voie à l’ascension de Sony et de sa PlayStation. Ces erreurs stratégiques, liées à des choix technologiques et des revirements de partenaires, ont profondément marqué l’histoire de l’industrie du jeu vidéo.
L'histoire d'une double absence qui a redéfini le paysage du jeu vidéo

Dans le panthéon des constructeurs de consoles, Nintendo occupe une place de choix, auréolé de succès retentissants. Pourtant, même les géants trébuchent. L'aube des années 90 fut une période charnière, marquée par une rivalité féroce avec SEGA et une série de décisions stratégiques malheureuses qui allaient coûter très cher à Nintendo, notamment lors de deux Noëls cruciaux. À cette époque, le marché du jeu vidéo était en pleine mutation. Si l'arcade conservait une influence significative, les consoles de salon, portées par Nintendo et SEGA, se livraient une bataille sans merci, tant au Japon qu'en Occident, où l'appétit pour le jeu à domicile explosait. Cette concurrence exacerbée se traduisait par des publicités agressives, SEGA n'hésitant pas à railler ouvertement les joueurs Nintendo pour asseoir sa position de challenger auprès d'une jeunesse avide de rébellion. Nintendo, fort du succès de sa Super NES, une machine moins puissante mais d'une fiabilité à toute épreuve, cherchait à frapper un grand coup pour asseoir définitivement sa domination.
L'alliance brisée et la trahison amère
La stratégie de Nintendo pour contrer SEGA était claire : proposer une console plus puissante. L'idée était simple : si leurs jeux étaient déjà excellents sur une machine moins performante, une console surpuissante garantirait une victoire éclatante. Cependant, le début des années 90 était une période de transition technologique majeure, avec l'émergence du CD-Rom et de la 3D, des nouveautés qui inquiétaient quelque peu Nintendo, habitué au développement pour des cartouches certes coûteuses mais fiables. SEGA prit les devants en lançant le MEGA CD, un lecteur optique venant se greffer à la Mega Drive. Face à cela, Nintendo se tourna vers un acteur alors dominant dans le domaine de l'audio et de l'image : Sony. Fort de son expertise dans des technologies telles que le caméscope, la cassette vidéo, le Walkman et le CD, Sony apparut comme un allié de taille. Les négociations entre les deux firmes aboutirent à une proposition double de la part de Sony : aider Nintendo à produire un équivalent du Mega CD pour la Super NES, et développer une machine capable de lire à la fois les CD et les jeux Nintendo, baptisée la "Nintendo Play Station" (avec un espace entre les mots). L'idée était que les joueurs, qu'ils possèdent déjà une Super NES ou non, pourraient accéder à l'ère du CD grâce à un adaptateur ou directement via la nouvelle console.
Pourtant, l'idylle fut de courte durée. En relisant attentivement les clauses du contrat, les dirigeants de Nintendo réalisèrent qu'ils étaient potentiellement perdants face à l'ascension du CD comme support de jeu, voyant les revenus et les droits de Sony grandir de manière disproportionnée. Conscients du piège, Nintendo orchestra en 1991 un revirement spectaculaire : une trahison au profit d'un contrat avec Philips, une entreprise occidentale. Ce coup de théâtre eut pour conséquence l'abandon du projet de lecteur CD pour la Super NES par Sony, qui fut confié à Philips (un projet qui ne verra jamais le jour). De son côté, Sony continua de travailler sur sa "Nintendo Play Station", nourrissant peut-être l'espoir de renouer avec Nintendo. Mais la pilule était amère. En quelques mois, Sony passa du statut de partenaire à celui de concurrent revanchard. La "Nintendo Play Station" devint la Sony PlayStation, un nom désormais indissociable de l'histoire du jeu vidéo, lancée en 1994 au Japon et marquant le début d'un âge d'or pour Sony.
Sauter une génération, un pari risqué
La guerre était déclarée, et Nintendo devait désormais affronter non pas un, mais deux concurrents de taille : SEGA, toujours arrogant, et Sony, animé d'un esprit de revanche tenace. Alors que l'ère des consoles 32 bits s'annonçait avec la SEGA Saturn et la Sony PlayStation en pole position, Nintendo préparait une contre-attaque audacieuse. La firme nipponne décida de sauter la génération 32 bits pour se concentrer sur une console 64 bits. En 1993, Nintendo établit un partenariat avec Silicon Graphics, une entreprise américaine reconnue pour ses stations de travail graphiques utilisées dans le cinéma pour les effets spéciaux et la 3D (Jurassic Park, Terminator 2). De cette collaboration naquit le "Project Reality", qui allait devenir la fameuse et surpuissante Nintendo 64. Des développeurs comme Rare et Williams Electronics furent chargés de produire des jeux d'arcade pour illustrer le potentiel de la future console. Des titres comme Killer Instinct et Cruis'n USA promettaient des performances techniques qui ne furent finalement jamais complètement égalées par la console de salon.
Les raisons d'un double Noël manqué
L'un des principaux freins au développement de la Nintendo 64 fut le choix du support de jeu. Alors que le CD-Rom s'imposait comme l'avenir, Nintendo décida de rester fidèle à la cartouche. Plus coûteuses à produire, moins rapides en termes de chargement et offrant une capacité de stockage inférieure au CD, les cartouches présentaient l'avantage d'être plus difficiles à pirater. Dans un contexte où les ventes de jeux représentaient une part essentielle des revenus des constructeurs, la lutte contre le piratage était une préoccupation majeure. Cependant, le développement de "Project Reality" prit du retard. Nintendo n'avait pas sorti de nouvelle console de salon depuis 1990, et l'année 1995 arriva rapidement. La PlayStation de Sony commençait à s'imposer sur le marché, tandis que Nintendo présentait timidement la manette trident de sa future Nintendo Ultra 64 (renommée ensuite Nintendo 64). Cette manette, bien qu'innovante avec son stick analogique, déconcerta une partie du public.
En raison de ces délais de conception et de production, Nintendo rata le Noël 1994, laissant SEGA et Sony célébrer les lancements de leurs consoles au Japon. Pire encore, Nintendo manqua également le Noël 1995, une période cruciale où les deux concurrents étaient désormais disponibles à l'échelle mondiale, notamment en Occident. Cette absence coûta cher à Nintendo en termes de parts de marché. Durant cette longue attente, Nintendo tenta de rassurer sa communauté en lançant une campagne publicitaire en France invitant les joueurs à patienter jusqu'en 1996 pour la sortie de l'Ultra 64. Malheureusement, ce fut un nouvel échec, car la console ne sortit en France qu'en 1997, avec un catalogue de lancement de seulement trois jeux, bien maigre comparé aux ludothèques déjà étoffées de ses concurrents.
Une stratégie qui a fini par payer… en partie
Cette génération de consoles fut celle à ne pas manquer. Les consoles 32 bits enregistrèrent des démarrages fulgurants, avec plus de 28 millions de PlayStation et 9,5 millions de Saturn vendues au 1er janvier 1997. Dans ce contexte difficile, Nintendo ne vendit que 2,3 millions d'unités de sa Nintendo 64 en Europe durant sa première année. La puissance brute de la machine ne suffit pas à convaincre un public davantage séduit par l'image de haute technologie de Sony et le format CD. Le choix de la cartouche eut également un impact négatif sur le soutien des développeurs. Face au retard de Nintendo, de nombreux éditeurs, dont le prestigieux Squaresoft, se tournèrent vers la PlayStation. Le format CD permit à Squaresoft de proposer des cinématiques en 3D impressionnantes dans Final Fantasy VII, un argument de poids qui manqua cruellement à la Nintendo 64. De plus, le coût de production plus élevé des cartouches dissuada de nombreux développeurs de porter leurs jeux sur la console de Nintendo par manque de temps et de moyens.
Malgré un démarrage difficile, Nintendo put compter sur ses partenaires fidèles, notamment Rare, et sur ses licences phares comme Mario, Starfox, Kirby et Zelda. La Nintendo 64 offrit des titres au game design exceptionnel tels qu'Ocarina of Time, Mario 64, GoldenEye, Pokémon Stadium et Banjo-Kazooie. Si Nintendo remporta souvent la bataille de la qualité des jeux, la firme perdit la guerre des ventes, sa console ne s'écoulant "qu'à" 32 millions d'exemplaires, réussissant tout de même à dépasser la SEGA Saturn. Cependant, les hésitations et les revirements du début des années 90 ont permis l'émergence du mastodonte qu'est devenu Sony et sa gamme PlayStation. La première console de cet ancien allié s'est vendue à plus de 104 millions d'exemplaires, soit plus de trois fois les ventes de la Nintendo 64. L'héritage de la Nintendo 64 reste néanmoins solide, tant au niveau de sa ludothèque que de sa philosophie. L'introduction des vibrations et du stick analogique, devenus des standards aujourd'hui, sont en grande partie attribuables à cette console. Avec près de 375 jeux sur son cycle de vie de cinq ans, la Nintendo 64 offrit une expérience unique, bien que moins prolifique en titres que la PlayStation et son millier de jeux. Ces "Noëls manqués" ont profondément modifié l'industrie du jeu vidéo, propulsant Sony sur le devant de la scène et offrant une leçon d'humilité à Nintendo, qui mettra du temps à retrouver son hégémonie, notamment avec la Wii et la Switch. L'histoire de ces absences rappelle que même les plus grands peuvent être fragilisés par des choix stratégiques délicats et une concurrence impitoyable.