Les jeux vidéo sont régulièrement pointés du doigt comme responsables de la violence, alimentant un débat récurrent et des raccourcis hâtifs depuis de longues années. Pourtant, des études scientifiques contredisent largement cette corrélation, et certains professionnels explorent même le potentiel thérapeutique du jeu vidéo.
C'est un débat récurrent, un serpent de mer que l'on aimerait éviter : celui du lien entre jeux vidéo et comportements violents. Chaque année, il refait surface, tel un marronnier médiatique, souvent déclenché par un fait divers impliquant un joueur. En 2025, c'est la tragique affaire de Louise qui relance la polémique. La jeune fille est tuée par un homme de vingt-trois ans qui explique son geste, en partie, par une rage consécutive à une défaite sur Fortnite, le Battle Royale d'Epic Games qualifié de "très addictif" par RMC. Un terme qui fait peur, et qui n'est pourtant pas reconnu comme vrai par les organismes scientifiques. Le raccourci entre le drame et la pratique des jeux vidéo est rapidement fait par certains orateurs publiques, et ce n'est pas nouveau. En juin 2023, c'est le président de la République, Emmanuel Macron, qui pointe du doigt l'influence supposée des jeux vidéo lors des émeutes suivant la mort de Nahel. « On a le sentiment que certains vivent dans la rue les jeux vidéo qui les ont intoxiqués », déclare-t-il, avant de rétropédaler quelques jours plus tard, face à la levée de boucliers des joueurs. Et déjà en 1999, aux États-Unis, le président Bill Clinton évoque la violence présumée des jeux vidéo après la tuerie de Columbine, affirmant publiquement : « Il est clair que notre culture, d'une certaine manière, récompense la violence. »

Voilà donc des décennies que les jeux vidéo servent de bouc émissaire politique pour expliquer les pires atrocités. Pourtant, les études scientifiques contredisent largement cette corrélation. En 2020, un récent rapport baptisé "Growing Up with Grand Theft Auto: A 10-Year Study of Longitudinal Growth of Violent Video Game Play in Adolescents" diffuse les résultats d'un travail de recherche mené sur dix ans d'un groupe de 500 participants, âgés de 14 ans en moyenne. Inaugurée dans une "grande ville du nord-ouest" des États-Unis et publiée dans la revue scientifique à comité de lecture Cyberpsychology, Behavior, and Social Networking, elle se base sur une "approche centrée sur la personne" qui révèle que ceux qui ont goûté aux jeux comportant des contenus violents - à l'instar de GTA - pendant leur adolescence n'ont pas montré d'augmentation significative de leur agressivité, pas plus que ceux qui y ont joué occasionnellement. Les chercheurs suggèrent même que certains enfants ont pu utiliser ces loisirs comme un moyen de gérer leur anxiété. Son de cloche similaire en 1994, quand Joël Saxe, de l'Université du Massachusetts, étudie le comportement de joueurs de Mortal Kombat, une licence qui à l'époque, secoue d'effroi les foyers. Il en conclut que malgré la violence extrême du titre, les sujets se montrent coopératifs, voire même cordiaux.
En 2025 : Une méconnaissance du média tenace, une parole mal répartie
Si les études démontrant l'absence de lien entre jeux vidéo et actes violents sont aujourd'hui plus nombreuses et si solides, la panique morale persiste, alimentée par des idées reçues bien trop ancrées. Le manque de clarté scientifique sur la définition d'une pratique pathologique et la méconnaissance du loisir peuvent engendrer une forme d'incompréhension au sein des familles. Les chercheurs Granic, Lobel et Engels (2013) estiment que la plupart des travaux psychologiques sur les effets des jeux vidéo se sont longtemps focalisés sur leur impact négatif, notamment « le préjudice potentiel lié à l’agression, la dépendance et la dépression ». Et dans la sphère médiatique, les préjugés continuent de circuler. « La récurrence du débat sur les jeux vidéo et la violence, elle vient du fait qu’on sert aux gens ce débat-là. En premier lieu, le seul élément de profil qui a été donné à lire (au sujet du meurtrier dans l'affaire Louise), c'est qu'il joue au jeu vidéo », nous dit Bruno Berthier, psychologue clinicien. Selon le spécialiste, et c'est une évidence, la manière dont l'information est présentée à un public encore trop peu familier avec la pratique du média pèse énormément dans la balance. Une méconnaissance qui a sans doute contribué à ce que le chroniqueur Yann Moix lâche, non sans une once de mépris, et il y a quelques jours à peine, que les joueurs de jeux vidéo de plus de 25 ans sont des « demeurés ». Pour autant, la personnalité provocante de l'homme est une aubaine pour les plateaux télévisés, qui entretiennent par son biais une désinformation tenace, au détriment des experts sur le sujet.
On sait que quand il va être invité, il va faire du mal à quelqu'un. Il va blesser des gens. Cela m'a fait penser à quand on suit le harceleur en chef, et qu'on le suit parce qu'il va y avoir du spectacle. Ça participe à ne pas nous entendre nous. Mais en même temps, nous, qu'est-ce qu'on est ? On ne cherche pas le spectacle, mes collègues et moi. (...) C'est pas notre nature d'aller gueuler sur les places publiques, c'est pas notre façon de faire. Mais on s'organise, j’ai mis en ligne sur mon blog l'annuaire des psychologues en jeu vidéo. J'ai mis en ligne une newsletter semestrielle qui permet à tous mes collègues et aux autres de comprendre comment on travaille. (...) Il y a des cours, de l'enseignement, de la recherche, des conférences, des lieux, des articles, etc.
- L'annuaire Psychologues et Jeux Vidéo de Bruno Berthier
- La Newsletter Semestrielle « Psychologues et Jeux Vidéo » de B. Berthier
- Le podcast les Petites Causeries du Numérique, animé par un groupe de psychologues
Le jeu vidéo comme médiateur thérapeutique
Quand le média généraliste RMC qualifie Fortnite de "jeu en ligne très addictif", il contribue à nourrir la panique morale. Et justement, le débat sur la violence associée aux jeux vidéo évolue régulièrement vers celui de l'addiction. Si l'Observatoire français des drogues et des toxicomanies estime qu'un adolescent sur huit souffrirait d'un usage problématique des jeux, il serait pourtant excessif de parler d'addiction au sens strict. L'arrêt d'une pratique abusive n'engendre pas de syndrome de manque comparable à celui lié à l'alcool ou aux drogues, et les conséquences sur le cerveau sont différentes. Aussi, la plupart des experts s'accordent sur le fait que l'usage pathologique des jeux vidéo n'est pas un processus isolé. Comme le souligne Michael Stora, psychologue et psychanalyste, fondateur en 2000 de l’Observatoire des Mondes Numériques en Sciences Humaines, le problème se situe à la croisée d'un produit, d'un moment socioculturel et d'une personnalité.
Ça (l'addiction) n'existe pas. Le jeu vidéo ne peut pas créer lui-même l'addiction comportementale. Pour moi, c'est un symptôme. Il y a une réalité d'usage problématique. Et on ne va pas arracher la connexion internet. C'est violent. On va regarder si le jeu vidéo est utilisé comme antidépresseur et anxiolytique. Là, on ne rigole plus. Il y a du lourd derrière. Les adultes qui ont des accidents de vie, eux, se réfugient dans le boulot. Le jeu vidéo a l'avantage et l'inconvénient d'avoir des mondes pour qu'on puisse s'y enfermer sans être dérangé par ses problèmes. C'est bien si c'est temporaire. Quand ça ne passe pas, on s'enfonce. C'est grave quand l'ado investit majoritairement le monde du jeu vidéo plutôt que la vie réelle - Bruno Berthier.
Bruno Berthier exerce en cabinet privé depuis 2005 et bouscule les idées reçues en se servant des jeux vidéo comme médiateur thérapeutique. Une pratique encore confidentielle, mais pourtant née il y a déjà une quinzaine d'années. Lui-même joueur, il utilise son expérience personnelle pour créer un lien avec ses patients enfants et ados, en parlant le même langage et en maîtrisant leurs références, mais aussi pour aider leurs parents à mieux les comprendre. « J'ai passé la semaine dernière à rassurer les parents. Ce qui est vraiment très positif, c'est que ces parents-là, ils ont évidemment subi l'anxiété, la trouille, la planète morale autour des jeux vidéo, mais au moins, ils ont un endroit où poser des questions », nuance-t-il.
La phrase que je leur disais la semaine dernière était : 'Vous allez me dire quelle phrase vous semble la plus correcte : j'ai un problème psychiatrique, je vais dans la rue pour agresser une jeune fille de 11 ans' ou 'je joue au jeu vidéo, je perds ma partie, je sors dehors pour racketter une jeune fille de 11 ans avec un couteau et la planter ?'

L'objectif n'est pas simplement de jouer, mais d'utiliser le jeu comme un médiateur pour aborder des problématiques plus profondes. Le point de départ de son parcours professionnel ? « C’est parti des Sims. Ils sont sortis en 2000 quand j'étais encore en quatrième année de psycho ». À travers la simulation de vie, sur son PC des années 90, il explore la technique et l'informatique, comprend ses bénéfices multiples, et tombe bientôt sur les ouvrages de Michael Stora, qui publie - entre autres - en 2019 dans le magazine Nectar : "Jeu vidéo : Quand des adolescents tout-puissants tiennent le monde dans leur poing". L'auteur y évoque ces parents qui, pour décrire le comportement de leurs enfants, le comparent à la tradition du samouraï : “Pour se construire en tant qu’homme, l’adolescent doit partir et s’isoler sur la montagne”. Et devant son écran, le jeune joueur n'est plus confronté à sa peur de grandir. L'important, dans la médiation, c'est d'abord de comprendre pourquoi l'enfant aime jouer. Un travail qui doit venir des parents.
On pourrait se dire : ‘Vous parlez de jeu, à quel moment c'est intéressant ? S'il vient ici, c'est parce qu'il a un problème’. Alors, oui et non. Il a un problème, mais il ne veut pas en avoir. C'est les parents qui décèlent un problème, et c'est normal puisqu'il est un ado en pleine crise. Et, les parents aussi sont en crise. Ils sont là plutôt parce qu'ils ne se comprennent pas. L’enfant n’a rien demandé. Mais il vit aussi le conflit.

Durant les séances de Bruno Berthier, le jeu vidéo nourrit les discussions, encourage les plus timides à s'exprimer et surtout, ouvre la porte vers des sujets plus profonds. « Parler de choses qui plaisent avec quelqu'un qui les comprend et qui aime bien parler de ça, ça fait le job. Après, plus tard, on va pouvoir parler des choses qui sont angoissantes, mais pas tout de suite. En plus, les ados sont ultra pudiques ». Dans ce cadre, le jeu aide à exprimer les émotions et à créer des ponts entre l'expérience virtuelle et la réalité. Le spécialiste évoque une séance durant laquelle il invite son jeune patient à jouer à Portal 2, l'un de ses titres coopératifs privilégiés, avec Unravel Two qu'il considère comme une « pépite » thérapeutique. Rappelons le principe de la production de Valve qui repose sur l'utilisation d'un pistolet à portail pour créer des portes d'entrée entre deux surfaces planes et résoudre des énigmes environnementales. Berthier encourage l'adolescent à explorer une pièce. Face à la situation bloquante de ne pas trouver la solution, ce dernier tire dans tous les sens, submergé par la frustration. Le psychologue l'incite alors à verbaliser ses émotions et à persévérer, ce qui l'amène finalement à dépasser son sentiment d'impuissance et à trouver une nouvelle approche. « J'ai ensuite fait le lien entre cette situation dans le jeu et des situations similaires dans la vie quotidienne du patient, notamment à l'école. »
Le jeu est un médiateur thérapeutique. Il nous permet de faire du lien avec mille choses. Il faut être capable de dire des mots. Des fois, le jeu prend beaucoup de place sur les séances. On fait des liens entre l'expérience de jeu et ce qui s'est passé. Tous les liens se font dans la discussion sur des thèmes au niveau neurologique. On imagine qu'on allume des trucs là-haut. On met de la vie.
Dans l'opinion publique, les clichés sur les jeux vidéo sont coriaces, mais Bruno Berthier est confiant quant à l'évolution des mentalités : « Je suis un enfant des années 70-80. Aujourd'hui, les enfants des années 2000 qui jouent aux jeux vidéo, c'est 90-95%. Ces futurs parents auront grandi avec le jeu vidéo. Ils vont avoir un regard différent sur le jeu vidéo ». Il suffit donc d'attendre encore un petit peu.