Il y a 15 ans sortait Heavy Rain, un jeu vidéo avec lequel David Cage espérait repousser les limites de la narration interactive.
Quand il a décidé de créer Heavy Rain, David Cage, patron du studio français Quantic Dream, n’imaginait pas développer un simple jeu vidéo ; il aspirait surtout à repousser les limites de la narration pour façonner une sorte de "cinéma interactif" où le joueur deviendrait le principal acteur de l'histoire. Une ambition digne des grands créateurs nourrie par son obsession de l'interactivité physique : Cage voulait que les gens ressentent l'expérience "presque physiquement" pour reprendre ses mots, la "changent", la "tordent" et la "découvrent". Une approche très personnelle donc, qui se traduirait par des actions inconfortables, conçues spécialement pour refléter l'état émotionnel des protagonistes. L'intention de Heavy Rain, est elle aussi très personnelle : le titre raconte l'angoisse d'un parent face à la disparition de son enfant ; une situation brièvement connue par le directeur qui avait perdu son fils dans un centre commercial le temps d’une poignée de minutes traumatisantes. Une expérience qui a provoqué chez lui une introspection sur l'amour paternel et qui a fait émaner cette question : "Jusqu'où seriez-vous prêt à aller pour sauver quelqu'un que vous aimez ?".
Heavy Rain parle de gens normaux qui se retrouvent dans des situations extraordinaires. Je voulais une histoire beaucoup plus personnelle. La première chose qui m'est venue à l'esprit, en tant que père de deux petits garçons, c'est que le thème principal devait simplement être l'amour d'un père pour son fils. Il ne s'agit pas de sauver la princesse ou le monde. Il s'agit purement et simplement de l'amour d'un père. L'histoire principale tournera autour de quatre personnages différents, et nous mettons l'accent sur leurs perceptions. La question « qu'est-ce qui est bien et qu'est-ce qui est mal » est la clé ici, ce sera juste une question de point de vue... Je crois beaucoup aux choix moraux, je vais les utiliser BEAUCOUP. Il ne s'agit pas d'être bon ou mauvais, mais de trouver le bon équilibre - David Cage pour Chief

Cette interrogation est devenue le cœur même du jeu et de son marketing. Avant d’être chapeauté par Sony, Heavy Rain est suggéré à Microsoft, qui, à cause de ses représentations terriblement dures, le rejette. L'histoire racontée est celle d’Ethan Mars, un père à qui la vie arrête de sourire quand il perd son fils dans un accident de voiture pour que, deux ans plus tard, son deuxième (et dernier) enfant ne soit enlevé par le Tueur aux Origamis, un psychopathe qui prend plaisir à noyer ses victimes après les avoir fait sombrer dans un état émotionnel extrême, avant de toujours laisser sur les lieux du crime une trace sinistre de son passage, un origami. Ethan doit alors surmonter son deuil et affronter une série d'épreuves tordues pour tenter de sauver son fils. La liberté prise par Heavy Rain est déconcertante : le jeu ne se termine pas avec la mort d'un personnage ; il se poursuit, laissant le joueur avec le poids de ses choix, et l’amenant à douter sur chacun de ses gestes, même les plus anodins. La tension se ressent jusque dans les commandes, lorsque les joueurs doivent parfois maintenir des positions inconfortables pour traduire la douleur des protagonistes. L'intention de Cage avec le titre est alors de poursuivre son aventure dans la narration interactive et de corriger les défauts de Fahrenheit, son précédent récit. L’approche, en 2010, marque par son manque de balises traditionnelles et représente pour beaucoup, une petite révolution dans son domaine.
Je n'ai rien contre le fait de recharger pour éviter un mauvais résultat, mais la meilleure façon d'apprécier Heavy Rain est de faire une seule chose, parce que ce sera votre histoire. Elle sera unique pour vous. C'est vraiment l'histoire que vous avez décidé d'écrire... Je pense que le fait d'y jouer plusieurs fois est aussi un moyen de tuer la magie du jeu.

Une petite révolution dans le jeu narratif
En 2006, Quantic Dream bluffe l’audience de l'E3 avec une présentation inhabituelle. Plutôt que de dévoiler des séquences de son titre, le studio projette un court-métrage d'animation 3D baptisé "Heavy Rain : The Casting". Le film met en scène une actrice, Aurélie Bancilhon, qui joue la candidate d’une audition pour un rôle dans le jeu. David Cage prête sa voix au réalisateur, qui décide finalement de ne pas retenir la femme en raison de sa taille. L'objectif de Quantic Dream est alors très clair : démontrer le potentiel émotionnel des visages modélisés grâce à sa technologie de capture de mouvement. Heavy Rain nécessite plus de quatre ans de développement. Le budget, marketing inclus, s’élève à 40 millions d'euros. Pour raconter ce thriller macabre alimenté par ses propres craintes, Cage rédige un script de 2000 pages, composé d’une pléthore de ramifications et de sept fins possibles, dispatchées à travers quatre points de vue narratifs. Les moyens utilisés pour donner vie à la vision de l’auteur sont colossaux : le jeu bénéficie d'un tournage intensif de 170 jours, impliquant plus de 70 acteurs et cascadeurs, suivi de 60 jours dédiés à l'animation faciale de 50 acteurs, capturant plus de 30 000 animations uniques. On raconte qu’à l’époque, il s'agit du projet de capture de mouvement le plus ambitieux jamais réalisé. En amont, Cage se rend à Philadelphie, étudie l'architecture, les paysages urbains et l'atmosphère des quartiers populaires. La musique de Normand Corbeil, enregistrée à Abbey Road en seulement deux mois, est fondamentale pour l'ambiance du jeu, lequel emploie également la pluie comme un personnage à part entière. Le réalisateur puise dans une poignée d’inspirations cinématographiques pour façonner son œuvre : les films de Fincher et de M. Night Shyamalan servent de références. Mais on retrouve aussi un peu du Dahlia noir de James Ellroy et de Memories of Murders dans l’univers.
5,3 millions d'exemplaires et une myriade de memes
A sa sortie en février 2010, Heavy Rain se vend à plus de 5,3 millions d'exemplaires, et remporte plusieurs prix, malgré ses quelques faiblesses : on lui reproche des contrôles parfois maladroits, un doublage inégal et quelques incohérences narratives. On lui accuse aussi un manque d’autodérision qui plombe certaines scènes absurdes. L'un des aspects les plus controversés du jeu, cependant, reste la représentation de Madison, l’un des personnages féminins du titre qui n'a que très peu d'importance narrative, tout en s’offrant une scène de douche particulièrement sensuelle. Mike Thomsen écrira à son propos dans les colonnes d’IGN : « Elle est un fantasme masculin et ne semble pas avoir la moindre idée de ses propres intérêts ou désirs sexuels, à moins qu'ils ne s'inscrivent dans le contexte des hommes qui l'entourent... Je pense que Madison ressemble plus à un concept humain qu'à un être humain réel ». Malgré ces critiques, l’influence d’Heavy Rain est palpable dans une flopée de jeux qui suivent son schéma, à l’instar de Life is Strange et Until Dawn. «Je pense que les jeux manquent parfois de la vision d'un réalisateur. Ils peuvent alors ressembler davantage à un jeu d'éditeur ou de producteur, ou à un rassemblement d'idées de concepteurs sans véritable cœur ou direction. Avec David, il y a vraiment une vision », partageait d’ailleurs plus tôt Raoul Barbet, le réalisateur de Life is Strange. Indéniablement, Heavy Raison a contribué à mettre en avant l'importance de la narration dans les jeux. Il est aussi à l'origine de certains des plus grands memes de l'industrie vidéoludique.
Et puis, le jeu reste un témoignage des ambitions de David Cage et de sa volonté de repousser les frontières du jeu vidéo. Cage s’anime à développer les histoires cinématographiques qui lui trottent dans la tête, sans tenir compte de la critique courante selon laquelle ses jeux pourraient tout aussi bien être des films. « Heavy Rain a été mon bébé, ma raison de vivre et mon oxygène pendant quatre ans », a-t-il un jour confié, avant d’ajouter : « Et voir la sortie réussie du jeu a été la récompense la plus extraordinaire dont j'aurais pu rêver, après des années de travail dans l'obscurité.»