Connus majoritairement dans nos contrées grâce aux Power Rangers, les tokusatsu, parfois nommés super sentai par antonomase, mettent en scène des groupes de héros colorés affrontant des menaces extraterrestres et/ou monstrueuses. Avec leur manga Shin Zero, Mathieu Bablet et Guillaume Singelin viennent proposer une relecture moderne et pertinente du genre.

Depuis sa fondation en 2008 (et sa prise d’indépendance en 2019), le Label 619 s’est révélé comme un fantastique studio de création dont les membres ont régulièrement produit certaines des BD les plus captivantes de ces dernières années. Majoritairement connu pour Mutafukaz et ayant largement fait sa place dans le milieu de la BD classique et du comics, le studio français tente désormais d’attirer les fans de manga avec des œuvres qui en reprennent le format et parfois les codes. Après le Jaune de Rours (The Midnight Order, Orage) et Run (Mutafukaz, Doggybags), c’est au tour de Mathieu Bablet (Carbone et Silicium, Cairn) et Guillaume Singelin (Batman: Urban Legends, Citizen Sleeper) de présenter leur Shin Zero.

Uber Bagarre

Shin Zero prend place dans un univers dont la différence majeure avec le nôtre se trouve dans les invasions de kaijus qu’il a connu par le passé. En réaction à ces incursions inexpliquées, les gouvernements ont tous échafaudé des plans pour se défendre contre ces monstres géants : en s’appuyant sur leurs armées d’abord, puis en formant des groupes de sentais dont les premières générations étaient capables de se transformer en géant tandis que les suivantes se sont vues mises aux commandes de méchas.

Après plusieurs années de lutte, la menace kaiju se résorbe et les sentais deviennent une chose du passé, une aubaine pour le secteur privé qui va récupérer "le marché du sentai" en ouvrant les missions de protection et de défense à des travailleurs indépendants. Désormais, des freelances grimés en héros aux costumes monochromes peuvent, via une application pas si éloignée de notre Uber, récupérer des missions courtes de vigile ou de surveillance.

Au centre de Shin Zero se trouvent Warren et Heloïse, deux amis d’enfance qui deviennent des sentais via l’application Sentai Corp - l’Uber local - dans le but de financer leurs études supérieures. Si Héloïse semble particulièrement enthousiaste par son nouveau job étudiant, Warren, jeune ado intelligent et souffrant très visiblement d’un complexe de supériorité, ne semble rejoindre Sentai Corp que pour rester proche de son amie. À eux deux, les amis vont surtout entrer dans une colocation dans laquelle ils vont se lier d’amitié avec d’autres sentais indépendants, vivant et partant en mission ensemble.

Il convient de préciser que Shin Zero, malgré sa reprise du format manga et de codes d’un genre typiquement japonais, n’est pas un shonen. Coming-of-age moderne, les quelque 200 pages de l'œuvre suivent avant tout un groupe de personnages aux histoires et aux objectifs différents, dont les projets de vie s’entremêlent et divergent parfois. Par exemple, si Warren continue à s’estimer surqualifié pour cette activité, Satoshi, son colocataire sentai rouge, est convaincu de l’héroïsme de sa profession et compte bien prouver au monde que les sentais sont toujours nécessaires pour le protéger d’une nouvelle menace kaiju.

Une partie de la jeunesse n’a presque rien, ou si peu

En essence, Shin Zero est le récit d’ados et de jeunes adultes qui tentent de naviguer les eaux d’une société qui attend leur conformation et de familles qui peuvent représenter une pression. D’une manière qui rappelle parfaitement les précédentes productions du Label 619, le manga réussit avec brio à introduire un récit terre-à-terre et vraisemblable tout en prenant place dans un univers de SF qui cache encore sans doute des secrets. Mathieu Bablet, scénariste, dresse les prémisses d’une révision moderniste et jeune du Super sentai auquel Guillaume Singelin, illustrateur, donne vie avec brio.

Quelque part entre le manga, dont il reprend le format et certains des codes artistiques, et la BD classique, Shin Zero s’inscrit parfaitement dans les démarches d’hybridation qui ont en partie fait la renommée du Label. De la même manière que Mutafukaz avait pu mélanger aliens, mantes religieuses géantes et analyse des dissensions de la société américaine, Shin Zero propose une observation d’une société au marché du travail uberisé, dominé par des petits boulots vides d’intérêts et mal rémunérés, et dans laquelle les relations tissées s’opposent aux objectifs divergents de chacun. C’est une œuvre qui dit quelque chose de la perte de sens, où l’héroïsme des sentais triés sur le volet à l’époque où ils affrontaient des monstres géants a été remplacé par une profession précaire, aliénante et un marché surchargé qui ne compte plus que des missions vides de sens.

S’illustrant aussi bien dans ses passages dramatiques que dans ses quelques scènes d’action, Shin Zero témoigne systématiquement des talents de découpage et de composition de Singelin, ce notamment dans le cas de scènes d’action, toujours lisibles et aisément compréhensibles. En optant pour une œuvre en noir & blanc, rappelant au manga, avec comme seules couleurs les uniformes des sentais qui apparaissent au fil du récit, les artistes donnent à leur manga une patte visuelle particulièrement forte et à-propos.

Ainsi, avec Shin Zero, Bablet et Singelin viennent apposer une vision indubitablement moderne au genre du super sentai. Quelque part entre les justaucorps colorés et les monstres géants, les deux auteurs ont réussi à glisser l’histoire de jeunes adultes évoluant dans un monde au sein duquel ils tentent tant bien que mal de se faire une place. Prévu pour être une trilogie, le premier tome de cette courte série semble déjà annoncer d’intéressants développements pour la suite de son histoire : en tout cas ici, on attend la suite avec impatience.