L'esthétique du laid dans les jeux vidéo : une nouvelle tendance captivante dans l'univers indépendant

Titre original : Ces jeux vidéo très étranges font partie des meilleures expériences de ces derniers mois

La “laideur” a du bon. En s’inspirant des jeux rétro et en jouant avec des codes visuels volontairement repoussants, les créateurs indépendants offrent une vision du jeu vidéo qui s’éloigne des blockbusters aux graphismes ultra-réalistes, proposant des expériences déstabilisantes mais surtout très captivantes.

Qui aurait pu imaginer que la "laideur" deviendrait une nouvelle esthétique du jeu vidéo ? Alors que les mastodontes de l'industrie rivalisent d'ingéniosité pour proposer des graphismes toujours plus réalistes, un courant artistique radicalement opposé s'est imposé au fil des années au sein de la scène indé. Bien sûr, on ne vous le dira jamais assez : la beauté est dans les yeux de celui qui regarde. Mais ces jeux, volontairement bruts et dérangeants, nous plongent dans des univers où l'esthétique du laid devient une force créatrice. Golden Light, Cruelty Squad, Mouthwashing... Des titres, loin des standards de beauté habituels, qui sont devenus certaines des expériences indés les plus captivantes pour les joueurs ces derniers mois.

Golden Light et Cruelty Squad

Ces jeux vidéo très étranges font partie des meilleures expériences de ces derniers moisCes jeux vidéo très étranges font partie des meilleures expériences de ces derniers mois

En 2022, sortait notamment le jeu Prop Hunt Golden Light, dont l'enjeu bien étrange est de grignoter des armes. Une mécanique aussi absurde qu'addictive, propulsant les joueurs dans un univers grotesque, bourdonnant de bruits cacophoniques et baignant dans une atmosphère viscérale. Un an plus tôt, le célébré Cruelty Squad nous immergeait déjà dans un monde-poubelle, un enfer fétide où les liquides putrides et les détritus s'entassaient. Une esthétique délibérément repoussante qui écartait les limites du confort ludique. Comment expliquer ce succès ? Ces productions, en bousculant les codes établis, nous obligent à repenser notre rapport à l'image et au son. Autrement dit, la force de ces jeux réside dans leur audace à déconstruire les conventions du jeu vidéo en s'affranchissant des réalités physiques et logiques. Autant d'expériences sensorielles qui bousculent nos repères et deviennent naturellement inoubliables.

L'ère de la PlayStation 1 à nos jours

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Mouthwashing
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Murder House de Puppet Combo

Parmi les exemples les plus récents du genre, on peut citer Mouthwashing, une expérience horrifique et science-fictionnelle à la première personne qui débute par un événement radical : un vaisseau est précipité dans un crash fatal et le capitaine est accusé d'avoir délibérément causé l'accident pour des raisons obscures. S'ensuit un récit fragmenté, oscillant entre avant et après le cataclysme, et dont les transitions imitent des bogues ou des plantages. Le tout est baigné dans une esthétique rétro évoquant la PlayStation 1, une tendance de l'archaïque de plus en plus présente dans le catalogue Steam. La directrice artistique du jeu, Johanna Kasurinen, se souvient dans les colonnes de Rolling Stone de l'époque où les jeux commençaient tout juste à revenir à l'esthétique de l'horreur sur PS1 : « Ma première exposition à l'horreur a eu lieu avec les jeux de Puppet Combo vers 2015 », dit-elle, avant d'ajouter : « On met beaucoup l'accent sur la nostalgie lorsqu'on parle de jeux « lo-fi », mais je pense qu'un aspect important est que nous n'avons pas besoin de graphismes ultramodernes pour faire quelque chose d'intéressant ». Dans la même veine, Babysitter Bloodbath, sorti en 2013 et disponible pour une poignée d'euros sur itch.io, a été l'un des titres phares de la tendance "jeux d'horreur sur PS1". Mais on peut aussi citer d'autres exemples bien plus récents, comme Crow Country et Fear the Spotlight.

Babysitter Bloodbath

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Une stratégie pour les devs solo

Vincent Adinolfi, le développeur d'un prochain survival-horror baptisé Heartworm, estime que les graphismes des années 90 sont surtout particulièrement intéressants sur le plan technique pour les développeurs solo, qui constituent encore la majeure partie de la scène des jeux indépendants.

« Lorsque j'ai réalisé que je pouvais faire un jeu en 3D sans avoir à créer des éléments de qualité AAA pour tout, j'ai commencé à m'intéresser à la question. Il semble que beaucoup d'autres personnes l'aient compris aussi, et maintenant les jeux de type PS1 sortent de plus en plus souvent. »

Threshold est une autre pépite psychologique éditée par Critical Reflex, les éditeurs de Mouthwashing. Dans ce titre minimaliste qui ne vous occupe pas plus de deux heures, le joueur se retrouve isolé dans un environnement montagneux aux graphismes cubiques, contraint à une tâche répétitive : maintenir un train en marche en soufflant dans un sifflet, le tout sous la menace d'une asphyxie imminente. Derrière ces ambiances singulières se cache une réflexion sur l'ignorance volontaire. Le créateur, Julien Eveillé, a d’ailleurs raconté son approche dans les colonnes de Point’n Think, avançant lui aussi, l'argument pratique :

« Le cinéma russe et les jeux vidéo ont une approche très dure et aride que j'adore. Ce sont des œuvres où l'on n'a pas les repères habituels, et il faut un certain temps pour y entrer, mais une fois qu'on y est, c'est pour des dizaines ou des centaines d'heures. Cette esthétique se ressent également dans les choix artistiques de mon jeu, qui rappelle la PS1. C'était un choix délibéré, non seulement pour des raisons techniques, mais aussi parce que je ne suis pas un artiste visuel accompli. Je pense pouvoir créer quelque chose d'impactant avec des graphismes simples et une atmosphère forte.

J'adore la mise en scène. J'ai grandi avec les jeux de Kojima, qui ont énormément influencé mon travail. J'aime leur côté loufoque, et il y a des éléments de ce genre dans Threshold. L'équipe de Kojima met également l'accent sur le son, et c'est quelque chose que j'ai adopté. Le son est essentiel pour immerger le joueur dans l'environnement et donner du poids aux éléments du jeu. C'est l'une des raisons pour lesquelles j'aime tant les jeux d'Europe de l'Est, car ils ont souvent une bande-son très élaborée et une atmosphère unique. »

Threshold

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Une pratique loin d’être nouvelle

En somme, la pénurie budgétaire aiguise l'ingéniosité. L'esthétique "laide" dans les jeux vidéo peut être un choix artistique aussi audacieux et efficace, et d’autant plus dans les productions horrifiques. Chilla's Art, un duo de créateurs indépendants japonais, en a fait la preuve éclatante. En l'espace de quelques années, ils ont livré une quinzaine de titres courts, chacun plus dérangeant que le précédent, et bâti une esthétique qui fait maintenant leur signature. S'inspirant du quotidien japonais, de ses lieux les plus ordinaires – cabines téléphoniques, tunnels, quais de métro – enveloppés d'une patine VHS, ils explorent un spectre thématique vaste : horreur au travail (The Convenience Store, The Closing Shift), horreur psychologique (Parasocial), récits tragiques et réalistes (The Kidnap). Leur univers se distingue par son atmosphère oppressante, fruit d'un cocktail détonnant : dialogues énigmatiques, personnages aux allures fantomatiques, et une bande-son minimaliste qui hante les esprits, le tout pour un tout petit budget.

The Convenience Store

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Et puis citons, pourquoi pas, Sorry We're Closed, un jeu d'horreur de survie rétro, qui combine un univers bizarre avec une attention particulière aux relations et aux interactions sociales. Il utilise des angles de caméra fixes qui rappellent les épisodes les plus classiques de Resident Evil, tout en intégrant un mécanisme de "troisième œil" qui révèle un monde parallèle de démons. « Audacieux, brut et stylé sans effort, Sorry We're Closed utilise les éléments de base du survival horror pour raconter une histoire d'amour passionnante et percutante », écrit à son sujet le média eurogamer. Ces développeurs utilisent une façon de démontrer que les jeux n'ont pas toujours besoin d'être polis ou beaux pour être convaincants sur le plan narratif.

Bien sûr, rien de neuf sous le soleil, et cette stratégie esthétique ne concerne évidemment pas que l'horreur : Avant tous ces jeux, le titre de plateforme Super Meat Boy, plébiscité par la critique comme par la presse, présente des graphismes simplistes et des environnements industriels ternes, qui pourraient laisser croire à un jeu flash bon marché du début des années 2000. Et pourtant, c'est précisément cet art brut et minimaliste qui contribue à l'intensité et à la difficulté addictive du jeu. En se concentrant sur la fluidité du gameplay plutôt que sur des graphismes sophistiqués, Super Meat Boy a su conquérir le cœur des joueurs et devenir une référence du genre. Citons aussi Papers, Please, jeu de simulation dystopique qui plonge le joueur dans le rôle d'un agent d'immigration confronté à des choix moraux déchirants. Son style visuel, volontairement austère et désuet, renforce le sentiment d'oppression et de déshumanisation qui règne dans cet univers totalitaire. Une réussite estimée à cinq millions de copies écoulées en une décennie d'existence.