Parfois, un studio talentueux doit se plier en quatre pour plaire à son éditeur, mais aussi à ses joueurs. Face aux goûts qui évoluent et aux nouvelles références qui s’immiscent dans la balance, l’équilibre entre mécaniques novatrices et sensations attendues peut être difficile à trouver. Oddworld Inhabitants en a fait les frais il y a 20 ans : les gros bonnets ont failli avoir sa peau.
Sommaire
- Manger ou être mangé
- Besoin de relancer la consommation
- Le grand jeu
- La colère de Lorne Lanning
Manger ou être mangé
Ce n’est pas la licence la plus connue dans le monde du jeu vidéo, pourtant, elle a tenté de soulever les consciences à une époque où le gaming se contentait simplement de divertir. Pour beaucoup de joueurs, L'Odyssée d'Abe est la première rencontre marquante avec une production vidéoludique à visée politique. La bouche cousue de son héros lanceur d’alerte ne laissait pas forcément présager qu’elle avait tant de choses à dire ! Sorti en 1997, le premier titre estampillé Oddworld suit les mésaventures d'Abe, un Mudokon réduit en esclavage – comme tous les autres membres de son espèce – par les Glukkons et leurs bras armés, les Sligs.

Un jour, alors qu’il fait le ménage dans l’usine à viande de RuptureFarms, Abe découvre que ses geôliers ont une terrible idée derrière la tête pour faire plus de profits et contourner la raréfaction de certaines espèces, à savoir développer un produit miracle à base de chair de Mudokon ! Horrifié par cette révélation, il décide de s’enfuir et de libérer un maximum de ses congénères. Il met les pieds dans le plat pour ne pas le devenir, le plat. Petit à petit, Abe devient le héros des opprimés, ce qui ne plaît pas du tout aux Glukkons peu habitués à voir se rebeller les petites mains d’un système qu’ils ont mis en place grâce aux flingues des Sligs.



Avec ses deux épisodes sortis en 1997 et en 1998 sur la première PlayStation, la jeune série Oddworld se fait rapidement un nom dans le genre plate-forme 2D/réflexion/aventure, aux côtés d’Another World et autres Flashback. Le level design s’affine, le nombre de personnages à sauver augmente, les fonctionnalités se multiplient, mais les thèmes restent inchangés. Les aventures façonnées par Lorne Lanning et Sherry McKenna parlent de l’exploitation abusive des ressources naturelles, de l'appât du gain des fumeurs de cigares qui mène à la destruction des espèces, de l’asservissement des travailleurs opprimés dans un système écrasant nourri par des élites corrompues, qui n’a de respect ni pour le vivant, ni pour le mort.


Besoin de relancer la consommation
Avec environ 6 millions d’exemplaires vendus à travers deux épisodes, la jeune saga Oddworld est considérée comme un succès, même si l’Exode d’Abe a trouvé moins de clients que son grand frère (2,5 millions contre 3,5 millions). Afin de se donner les chances de prospérer dans les années 2000 où le monde vidéoludique progresse à une vitesse phénoménale, Oddworld Inhabitants fait le pari fou de revoir totalement sa formule avec son prochain volet. Adieu la 2D, L'Odyssée de Munch sera en 3D, dans de grands mondes plus ouverts ! De plus, il n’y aura pas un, mais deux héros jouables à la volée avec Abe et Munch. Menée à une époque où les consoles n’avaient que 32 bits, la lutte contre les Glukkons continue en 2001 sur une machine autrement plus puissante : la Xbox. Microsoft, à la recherche de gros noms de l'industrie pour s’imposer dans le game, parvient à sécuriser les bons services de Lorne Lanning et de Sherry McKenna. Malheureusement, malgré ses nombreuses qualités, Oddworld : L'Odyssée de Munch ne se vend pas bien.



“Il y a beaucoup de facteurs qui peuvent conduire un jeu au succès, et le jeu n’est qu’un élément parmi eux”, nous dit Lorne Lanning, joint récemment en visioconférence. “Ce qui s’est passé, c’est que la Xbox n’a pas performé comme ils le souhaitaient. Le lancement de la console était naze sur deux territoires majeurs, dont un, l’Europe, qui était important pour nous”, renchérit-il. En vendant sa console au prix prohibitif de 479 euros, il est certain que Microsoft ne s’est pas facilité la vie lors des premières semaines de vie de la Xbox dans nos contrées. Malgré tout, il y a un jeu qui se distribue comme des petits pains : Halo. Oddworld Inhabitants, engagé auprès de Microsoft pour livrer d’autres productions exclusives, décide de ne pas se réfugier dans le fatalisme. Certes, les jeux Oddworld ne sont pas considérés comme étant des titres pour hardcore gamers, mais s’il faut faire un pas vers Microsoft et promettre un “Halo” avec le bestiaire d’Oddworld, alors il faut tenter le coup. Pour relancer la consommation de ses productions, le studio emploie donc la technique de ses décriés Glukkons : il va lui donner un nouveau goût, plus conforme aux attentes des joueurs Xbox du début des années 2000.

Le grand jeu
“Il était clair que Microsoft voulait plus de Halo”, se souvient Lorne Lanning. “Alors que nous réfléchissions à La Fureur de l’Etranger, je me disais qu'il fallait qu'on se lance dans les jeux de tir, mais je ne voulais pas un jeu de tir traditionnel, ce n'est pas notre marque de fabrique. Nous devions faire quelque chose de plus imaginatif avec plus de personnalité”, ajoute-t-il. Afin de tenter de conjurer le mauvais sort, les développeurs d’Oddworld Inhabitants ne lésinent pas sur les nouveautés. Oddworld : La Fureur de l'Etranger, le quatrième opus de la saga, doit absolument convaincre. Halo plaît aux joueurs Xbox ? Alors cet épisode sera un FPS avec un héros chasseur de primes qui n’a peur de rien, capable de récupérer de la vie tant qu'il a de l'endurance. Oui, Abe et Munch paraissent bien impotents face à l'athlétisme de l’Etranger ! Le soft se compose de plusieurs régions distinctes connectées entre elles, ce qui est inédit pour la série, et propose un système original de munitions vivantes qui doivent être utilisées intelligemment pour progresser. Le joueur peut aussi switcher à la troisième personne lors des séquences d’explorations ou de plates-formes, assurant une véritable profondeur au titre. Doté de mécaniques bienvenues (des méchants à récupérer morts ou vifs), d’un humour omniprésent, d'une ambiance western captivante et d’un solide message écologique, Oddworld : La Fureur de l’Etranger semble avoir toutes les cartes en main pour faire un carton.



Malheureusement, au cours de sa production et malgré toutes ses jolies promesses, le jeu est mis de côté par Microsoft. En janvier 2004, Ed Fries, le monsieur “jeux” de Xbox, annonce son départ. “Quand il est parti, un autre régime s’est installé. Ils ont commencé à restructurer tous les accords”, regrette Lorne Lanning. “Ils ont juste regardé et dit ‘vos jeux coûtent ceci et le retour sur investissement est de ceci, donc nous voulons revoir notre relation’”, continue-t-il. “Quand la plus grande corporation du monde dit ‘nous ne voulons plus avoir d’accord’, une équipe différente est mise sur le coup pour essayer d'analyser ce que vous avez mal fait afin de sortir de l'accord signé par les gros bonnets. C'est juste comme ça que les choses fonctionnent”. Au mois de mars 2004, Oddworld Inhabitants annonce à tous que son futur projet ne sera finalement pas édité par la firme de Redmond. C’est finalement Electronic Arts qui reprend le bébé. Après quelques essais, l’éditeur américain abandonne le développement d’un portage PS2. Quand La Fureur de l’Etranger sort le 25 janvier 2005 aux Etats-Unis, la presse spécialisée l’adore. Récompensé d’un joli 88/100 sur Metacritic, le soft ne réussit malheureusement pas à convaincre les joueurs. 600 000 copies sont distribuées, il aurait fallu en vendre presque trois fois plus pour que le studio atteigne le seuil de rentabilité. C'est un nouveau coup dur.



La colère de Lorne Lanning
Après cette nouvelle déception commerciale pour Oddworld Inhabitants, Lorne Lanning est tout d’abord en colère. Contre son éditeur, Electronic Arts, qu’il accuse d’avoir fait “un travail tellement merdique” que cela ressemble à du “sabotage”. Propre ! “Dès que nous avons compris qu'il n'y avait pas de budget marketing, nos attentes ont été nulles. Nous n'avions pas non plus envie de créer un autre jeu pour eux”, reconnaît Lanning chez Eurogamer. Le problème, c’est que Oddworld Inhabitants ne va plus vraiment faire de jeux tout court, peu importe le commanditaire. Après la sortie de La Fureur de l’Etranger, le studio annonce se retirer du monde du jeu vidéo afin de se concentrer sur le cinéma et la télévision.

Cependant, grâce à l’émergence de Steam et aux portages des jeux Oddworld Xbox sur PS3, le studio réussit malgré tout à gagner de l’argent. En 2014, il travaille avec les développeurs britanniques de Just Add Water pour sortir le remake de L’Odyssée d’Abe avec Oddworld : New 'n' Tasty !. Puis, en 2021 et après un développement interminable, c’est un exode d’Abe totalement réinventé qui sort. Depuis, le studio est extrêmement discret. Si on voit parfois émerger des noms tels que “SligStorm”, “Squeek's Oddysee”, ou encore “Munch's Exoddus", rien n’est officiellement sur les rails. “J’aimerais être clair… mais nous sommes à la croisée de plusieurs chemins”, nous répondait laconiquement Lorne Lanning, il y a 3 ans. Broyé par un système qui ne veut plus prendre de risques, Oddworld Inhabitants cherche encore sa voie, plus de 30 ans après sa fondation.