L'impact de la censure sur la localisation des jeux vidéo japonais : l'alcool remplacé par le café pour séduire le marché américain

Titre original : Quand les japonais remplaçaient l'alcool par du café pour vendre leurs jeux vidéo aux Américains

L’alcool, le tabac, la violence… Les jeux vidéo et les séries animées subissent souvent des coupes et des modifications pour être adaptés à un public plus jeune. Derrière ces transformations, se cachent des enjeux complexes liés à la culture, au commerce et à la législation.

Avez-vous déjà remarqué que parfois, les personnages de votre série animée préférée ou d’un jeu vidéo se retrouvent subitement en état d'ébriété après avoir liquidé ce qui ne semblait être qu’un délicieux jus d’orange pressé ? ou que la cigarette qu'ils tiennent ressemble tout de même étrangement à une sucette ? Bienvenue dans le monde souvent insidieux de la censure médiatique, où l'alcool et le tabac sont fréquemment transformés en quelque chose jugé plus acceptable pour un public plus jeune ou familial, au détriment de la cohérence scénaristique. Il ne s'agit pas seulement de dissimuler les mauvaises habitudes d'un protagoniste, mais souvent d'un mélange complexe de normes culturelles, de décisions commerciales et surtout d'exigences légales. Des tours de passe-passe habiles, plus généralement observés à une époque précise, entre le Japon et les Etats-Unis.

Jus de fruits, tasse de thé et l'énigmatique disparition des boissons alcoolisées

Un bon exemple de cet art subtil et parfois pas si subtil de l'adaptation se trouve dans le jeu vidéo EarthBound, ce monument du RPG japonais publié par Nintendo pour la Super Nintendo en 1994. Lorsque le titre culte a été traduit du japonais à l'anglais, le traducteur, Marcus Lindblom, a dû apporter quelques modifications. Les références à la propriété intellectuelle et à l'imagerie religieuse ont été atténuées. L’alcool, lui, a été remplacé par du café. Si bien qu'un personnage manifestement ivre tenant un verre de bière a été réécrit pour boire un cappuccino, constituant plus tard une anecdote amusante à retrouver sur les pages fans du jeu. Tout ça fait en fait partie d'un processus bien huilé visant à rendre le jeu compréhensible et acceptable pour un nouveau public, celui des Etats-Unis, moins tolérants sur la présence de boissons alcoolisées dans un jeu mené par de jeunes héros. Comme le dit Lindblom, il a dû prendre « un point de vue extérieur sur les États-Unis et le transformer en quelque chose que tout le monde ici pourrait jouer et comprendre ».

Le plus grand défi que nous ayons eu à relever, à bien des égards, a été de gérer les références culturelles. Ce qui est vraiment étrange dans Earthbound, c'est que j'essayais de traduire le point de vue de quelqu'un qui n'est évidemment pas américain sur les États-Unis, vu de l'extérieur. Je devais prendre le point de vue d'un étranger sur les États-Unis et le transformer en quelque chose que tout le monde ici pourrait jouer et comprendre. C'était l'une des choses les plus difficiles à faire.

Source : Un travail d'archive de Video Game History révèle la traduction préfinale d'Earthbound pour sa commercialisation aux Etats-Unis

Quand les japonais remplaçaient l'alcool par du café pour vendre leurs jeux vidéo aux Américains
Quand les japonais remplaçaient l'alcool par du café pour vendre leurs jeux vidéo aux Américains
Sanji dans One Piece

Pourquoi cela se produit-il ? En partie, bien sûr, pour l’argent. L'utilisation de références réelles à l'alcool ou à la drogue dans un film ou un jeu vidéo peut aisément faire passer un jeu vidéo à la catégorie PG-13, ce qui signifie que moins de personnes - en particulier les enfants - peuvent le regarder, et donc que les ventes diminuent naturellement. Les émissions de télévision, qui sont souvent produites par les mêmes sociétés que les films suivent un schéma similaire : Une émission destinée à la famille aura un public plus large, ce qui signifie plus d'argent pour la publicité. Dans certains cas, il ne s'agit pas seulement de profits, mais aussi de la loi. Par exemple, la loi américaine, en l'occurence, interdit de montrer des cigarettes dans les émissions télévisées destinées aux enfants. C'est pourquoi la cigarette de Sanji dans la version américaine de One Piece est effacée numériquement, tandis que Captain Smoker peut garder son cigare en bouche sans la moindre vergogne. Il n'y a pas que l'alcool et les cigarettes qui sont concernés, même le café n'est pas à l'abri. Dans certains anime doublés, le breuvage est remplacé par du chocolat chaud ou du cacao parce que les personnages sont considérés comme trop jeunes pour boire du café. Et c'est encore un excellent exemple de la façon dont les perceptions culturelles modifient la manière dont nous présentons des objets quotidiens dans les médias.

Une question d’époque ?

À la fin des années 1980 et au début des années 1990, Nintendo of America dominait le marché du jeu vidéo et appliquait une politique de censure stricte pour s'assurer que les jeux soient bien adaptés aux familles. De fait, l’époque a assisté à une myriade de changements dans les jeux japonais importés, NOA cherchant à apaiser les parents inquiets du contenu des jeux vidéo de leurs chers enfants. La politique de NOA était basée sur des lignes directrices qui couvraient un large éventail de sujets : le sex, la nudité, la violence, mais aussi la religion, les drogues, alcool et tabac et la politique. Les personnages féminins légèrement vêtus ont été recouverts, le sang a été remplacé par de la sueur dans Mortal Kombat, et les cigarettes et l'alcool ont été effacés, souvent remplacés par des articles inoffensifs comme le café ou le jus. L'objectif était d'aligner le contenu des jeux sur des normes sociales acceptables mais cette transformation stricte a parfois eu un effet redouté : Nintendo a acquis une réputation de jeu pour enfants et la sortie d'un Mortal Kombat censuré a marqué un tournant, les joueurs préférant la version plus violente disponible sur Sega. La création de l'Entertainment Software Rating Board en 1994 a finalement permis à Big N d'assouplir ses politiques puisque les cotes de l'ESRB ont fourni un moyen de cibler les jeux pour des groupes d'âge spécifiques. Aujourd'hui, NOA ne censure plus activement les jeux, et les décisions de contenu sont prises par les éditeurs de logiciels individuels en fonction de leurs cotes.

Source : Reddit

Quand les japonais remplaçaient l'alcool par du café pour vendre leurs jeux vidéo aux Américains

Surtout une question de point de vue

Lorsque un jeu vidéo quitte son pays d'origine pour un nouveau marché, il subit souvent des modifications : un processus appelé localisation, à ne pas confondre avec la censure. Si cette dernière représente par définition la limitation forcée de la parole par une autorité supérieure, la localisation implique que les entreprises modifient volontairement leur produit pour le vendre dans une autre région. Mais bien sûr, certains joueurs estiment que toute modification, même mineure, constitue une forme de censure qui trahit l'intention originale du créateur. L’an dernier encore, les équipes de localisation de Bandai Namco ont admis avoir demandé des modifications aux designs des personnages féminins de leurs jeux. Comme l'a raconté Franck Gentry, directeur senior de la localisation, "nous leur disons que le décolleté est un peu trop exposé, ou que la jupe est un peu trop courte". Des modifications effectuées pour répondre aux besoins perçus du monde anglophone. Et encore maintenant, il ne s'agit pas seulement de pudeur. Selon le chef de projet Pierre Froget, les localisateurs occidentaux demandent également des modifications liées à "l'alcool, la politique ou la religion", citant l'exemple de "personnes vêtues de bottes noires et de grands manteaux en cuir, qui en Europe pourraient évoquer un uniforme nazi". Des efforts qui visent à "créer des liens avec la culture japonaise et à aider les Européens à découvrir sa profondeur, tout en respectant à la fois le jeu et le joueur".

Cette pratique n'est d'ailleurs pas nouvelle chez Bandai Namco. En 2018, la société a supprimé une mission de One Piece: World Seeker car elle incluait une scène de fanservice de personnages féminins dans une source chaude. Un article du Japan Times souligne comment le déménagement de Sony Computer Entertainment du Japon vers la Californie a conduit à une influence accrue de ses homologues occidentaux, encourageant ainsi les développeurs japonais à anticiper les désirs des localisateurs. Masayoshi Yokoyama, producteur exécutif de la série Like a Dragon Yakuza, a déclaré dans les colonnes de l'article : "Nous demandons à nos équipes aux États-Unis et en Europe de lire le scénario du jeu, et elles nous disent si elles voient des choses qui ne seraient pas acceptables dans leur pays".

Quand les japonais remplaçaient l'alcool par du café pour vendre leurs jeux vidéo aux Américains

La pratique suscite tout de même une certaine résistance. Katsuhiro Harada, directeur de la série Tekken, est connu pour refuser de compromettre la vision artistique du jeu, y compris les designs des personnages féminins. Il défend notamment l'utilisation de maillots de bain dans la série en faisant remarquer qu'elle ne concerne pas uniquement les personnages féminins et qu'elle fait partie de la série depuis ses débuts dans les arcades. "Souvent - les maillots de bain étaient un bon exemple - les gens qui ne jouent même pas au jeu, ils entendent peut-être juste qu'il y a des maillots de bain dans le jeu et puis ils disent, 'Woah, vous avez ces filles en maillots de bain sexy, qu'est-ce qui ne va pas chez vous ? Vous êtes tellement machistes', etc.", a déclaré Harada à Aoife Wilson d'Eurogamer en 2016. Et d'ajouter :

Mais ce qu'ils ne savent pas, c'est que cela a commencé dans les salles d'arcade et qu'il s'agit d'une ligne de saison, comme vous le faites pour Noël, Halloween ou autre. Et il n'y a pas que les femmes. Les robots en ont, Kuma, Panda, les personnages masculins ont des maillots de bain. Ce n'est pas du tout comme si nous essayions de sexualiser les personnages féminins. Mais ils ne vont pas chercher ces informations avant de critiquer. C'est donc assez frustrant.